Harry Brown, le nouveau justicier dans la ville
Le sujet de la vengeance dans les fictions est un sujet compliqué. De tous temps, le héros a vaincu les mauvais, pour une cause ou pour une raison personnelle. À ce titre, il inspire les petits garçons et est adulé par les foules ; ou s’il est rejeté pour une raison quelconque, le public lui le soutient, derrière son écran, car il flatte ses désirs d’accomplissement et de reconnaissance.
Mais le concept du héros a changé depuis les années 60, déjà parce que depuis le Vietnam, la guerre soulève répulsion chez une partie de la population, ce qui provoque rejet des Rambos et consorts, et parce que de plus en plus les scénaristes ont imaginé des héros torturés, aux méthodes de plus en plus limites ou carrément exécrables. C’est la question sous-jacente à tous les Batman modernes, d’ailleurs. Peut-on aimer un héros immoral, un salopard, un tortionnaire, un dont la cause est foncièrement mauvaise ? Quelle est la limite entre le cool d’un héros de Sergio Leone et l’inacceptable ?
Quand j’ai entendu il y a quelques mois qu’un chef d’oeuvre du cinéma anglais venait de sortir, avec un magistral Michael Caine, je me suis dit : chouette chouette. Quand j’ai entendu que c’était une histoire de vengeance et de justice personnelle, je me suis dit : danger. Et quand je l’ai vu, je me suis dit : échec.
Tous les héros cool -et donc moralement discutables-, Mad Max et compagnie, vivent dans des sociétés sans foi ni loi : post-apo, western tels que les américains l’imaginent aujourd’hui (cad absolument pas réalistes). Soit. Lorsqu’ils vivent dans notre société, le film est en général clairement parodique, comme le récent Machete de Robert Rodriguez. Soit. Par contre, lorsque le film dont le héros est un justicier se déroule chez nous ET est sérieux, le terrain devient glissant : Dirty Harry a soulevé la controverse, mais la fin ne laissait aucun doute quant à la morale du film ; Le justicier dans la ville, par contre, est aujourd’hui unanimement rejeté.

Des acteurs époustouflants. D'ailleurs les banlieues sont une terre de non droit, et les politiques sont tous pourris.
Harry Brown en lui-même est parfaitement réalisé : de très bons plans, des jeux sur les couleurs et les points de vue très convaincants ; le scenario bien qu’un peu facile met progressivement la pression, quant à la prestation de Michael Caine, elle est bien évidemment parfaite. Et, à titre personnel, entendre de l’anglais britannique est un ravissement.
Malheureusement, tout l’enjeu du film était d’en faire autre chose qu’un « justicier dans la ville » – d’ailleurs les deux tiers du dossier de presse consistent à essayer de convaincre le lecteur que les deux films sont diamétralement opposés – et pour moi ce point crucial est un échec.
Voilà pourquoi :
Le film (qui se situe je le rappelle dans une banlieue en Angleterre, à notre époque) commence par dépeindre une société où la délinquance a pris le dessus et où la police ne peut rien faire. Il s’agit de notre société, pas d’une société virtuelle. Le réalisateur rajoute une couche rhétorique avec la traditionnelle question « est-il normal que ces gens arrivent à gagner 20.000€ par mois en vendant de la drogue ». On rajoute des victimes sans défense, la mère de famille abattue en promenant son gamin ou le vieillard harcelé. Puis vient le meurtre du meilleur ami de Caine, où il n’y a pas de preuve : après la police c’est la justice qui est impuissante. Le réalisateur tente de nous convaincre que Michael Caine est forcé de se venger. Ah. Forcé pourquoi au juste ? Car c’est la LE point de défense de l’équipe du film : ce n’est pas un film sur l’autodéfense car le héros est forcé… Je n’ai toujours pas compris ce qui lui avait forcé la main.
S’ensuivent le plus gros des scènes où on verra que les délinquants sont vraiment des gens mauvais et sans morale. Le fournisseur de cocaïne se fait sucer par des gamins, le cultivateur de Marijuana est caricatural à souhaits, laisse sa gonzesse crever sans sourciller, etc, on se croirait dans The Crow. Le héros, par contre, a perdu sa gamine quand elle était petite, et sa femme vient de mourrir alors que ça faisait des années qu’elle ne le reconnaissait plus. Si vous n’avez pas compris qui sont les gentilles victimes et qui sont les méchants vraiment méchants…

Une réalisation haletante. Vous savez que les banlieues sont contrôlés par des caïds richissimes qui vendent de la drogue à vos enfants ? Pensez-y en 2012.
A la fin, enfin, non seulement la policière qui voulait faire ça dans les règles s’est rendu compte que cela ne menait à rien, le héros n’est pas poursuivi par la justice, décidément inutile, alors qu’il a tué une dizaine de personnes, la police ne doit sa victoire qu’à un intervenant extérieur, mais le cache et attaque la presse qui prétend le contraire, et la dernière image du film montre le héros qui peut enfin passer par le petit passage souterrain, occupé jusque là par les jeunes dealers, ce qui montre bien (puisqu’il est vivant, libre devant la justice et libéré de ses oppresseurs) qu’il a eu raison de se faire justice lui-même.
Il y a certes de différences avec le « justicier dans la ville », la principale étant qu’on ne peut taxer Harry Brown de racisme : au plus il y a un métis, tout le reste étant blanc pur souche. Il y a aussi le discours du réalisateur qui tente de retourner les arguments (« s’il y a des gens qui sont choqués c’est qu’ils refusent d’ouvrir les yeux car des policiers nous ont confirmé que c’était plausible »). C’est d’ailleurs du pur bullshit, car on ne tire pas de vérités de faits divers : la Belgique n’est pas une société dégénérée parce qu’ils ont eu Marc Dutroux. Mais dans une société gouvernée par l’émotion, où un fait divers donne une loi, probable que cet argument arrive à convaincre même des « journalistes ».
Mais au final, malgré ces différences, société de non droit, police/justice impuissants, ce sont les arguments frontistes classiques. Rajoutez le héros qui (soit disant forcé) tue tout le monde et a) s’en tire et b) améliore la situation, on est clairement dans une apologie de l’autodéfense, plus ou moins consciente, plus ou moins claire.
Comme pour le film 300 sur des sujets à peu près similaires, on se retrouve avec un bijou visuel mais des théories malsaines (et d’autant plus dérangeantes qu’elles sont diluées dans le propos).
Yes Master Bruce.
Intéressante critique mon cher Lien Rag.
Dans la série des données amusantes, tu sais pourquoi les dealers habitent toujours chez leurs mamans ?
non ?
Parce que le fonctionnement du monde de la drogue, c’est exactement celui d’une grande entreprise capitaliste : plus t’es haut, plus t’as un bon salaire.
Contrairement à l’idée reçue, un dealer ne gagne pas bien sa vie du tout : il a un des jobs les plus dangereux sur le marché du travail (1 chance sur 4 de se faire buter, en substance), un salaire horaire qui s’approche de la cacahuète, et une chance non négligeable de se faire casser la figure…et le pire c’est qu’il y a un économiste qui l’a prouvé ^^
Moi qui croyais que tu allais faire une blague ^^
Il y a un article sur le film dans le 20 minutes de ce matin, et ils ont bien digéré le dossier de presse, ils reprennent l’argumentaire « Harry Brown est contraint et forcé. »
Chouette critique, Lien Rag – j’avais pas spécialement l’intention de le voir, c’est confirmé 😉
Article à peu près parfait :-). J’ai été invité à l’avant première du film il y a une semaine, je suis sorti en pensant EXACTEMENT ce que tu décris dans ton article. Malgré les excellentes critiques de ce film, content de savoir que je suis pas le seul à trouver ce film dangereux et irresponsable…